Chapitre 41

 

L’esprit embrumé, Richard entrouvrit les yeux. À la lueur vacillante d’une torche, il était étendu à plat ventre sur un sol de pierre glacé. Autour de lui, dans les murs, aucune fenêtre pour lui apprendre s’il faisait jour ou nuit… Un goût de cuivre dans la bouche, il se souvint que c’était celui du sang. Où était-il et pourquoi l’avait-on emprisonné ? Quand il essaya de respirer à fond, une douleur fulgurante, au flanc, lui coupa le souffle. Tout son corps lui faisait mal. Un océan de souffrance ! Comme si on l’avait passé à tabac avec une massue.

Le souvenir de ces horribles moments lui revint en mémoire. Dès qu’il pensa à Denna, sa colère explosa. Aussitôt, la magie le punit, lui arrachant un cri. À la torture, il se recroquevilla en position fœtale et gémit comme un enfant. Pour chasser la rage, il pensa à Kahlan et à leur baiser, au moment de se séparer. La douleur se calma. Pour la tenir loin de lui, il se concentra sur l’image de son amie. Il ne devait plus souffrir ! Ce qu’il avait subi dépassait déjà sa résistance. Si ça recommençait…

Il fallait trouver un moyen de se sortir du piège. Sans contrôler sa colère, il n’aurait aucune chance. Toute son enfance, son père l’avait mis en garde contre la rage et il avait appris à l’étouffer. Récemment, Zedd lui avait dit qu’il était parfois plus dangereux de laisser libre cours à sa colère que de la réprimer. C’était une des occasions dont il parlait ! Après une vie entière passée à se contenir, il pouvait réussir.

Cette idée le réconforta un peu…

Lentement, en bougeant le moins possible, il évalua la situation. L’Épée de Vérité était dans son fourreau, son couteau aussi, et la pierre de nuit n’avait pas quitté sa poche. Son sac reposait contre un mur, loin de lui. Tout le côté gauche de sa chemise était amidonné par le sang séché. Sa tête lui faisait mal, mais pas plus que le reste de son corps.

Tournant les yeux, il aperçut Denna. Elle était assise sur une chaise, dans un coin, les chevilles croisées, son coude droit appuyé sur une table en bois rudimentaire. Sa main gauche plongeait régulièrement une cuiller dans la coupe qu’elle tenait de l’autre main. Elle mangeait, les yeux rivés sur lui.

Il jugea judicieux de dire quelque chose.

— Où sont vos hommes ?

Denna mâcha un bon moment sans répondre. Puis elle posa la coupe et désigna un point, sur le sol, à côté d’elle.

— Viens par ici… dit-elle d’une voix presque amicale.

Richard se leva péniblement et se plaça là où elle lui ordonnait. Denna le regarda sans trahir d’émotion. Puis elle se leva, écartant la chaise d’un coup de pied. Dos tourné au jeune homme, elle ramassa un gant, sur la table, et le passa à sa main droite.

Sans crier gare, elle se retourna et flanqua un revers de la main à Richard, visant sa bouche. Le blindage de fer lui fit éclater les lèvres.

Avant que la colère ne s’empare de lui, il pensa à une splendide clairière, dans la forêt de Hartland. À cause de la douleur, des larmes lui montèrent aux yeux.

— Tu as oublié le protocole, petit chien, fit Denna avec un grand sourire. Je te l’ai déjà dit : tu dois m’appeler « maîtresse », ou « maîtresse Denna ». Tu as de la chance d’être tombé sur moi. Les autres Mord-Sith sont beaucoup moins clémentes. À la première offense, elles auraient utilisé leur Agiel. Mais j’ai une faiblesse coupable pour les beaux jeunes hommes. Et j’aime recourir à mon gant, même si c’est une punition très douce. J’adore ce contact, comprends-tu ? L’Agiel est beaucoup plus efficace, mais quand on utilise sa main, on sent mieux ce qu’on fait. (Elle plissa le front, la voix plus dure.) Écarte ton bras de ta bouche !

Richard obéit et laissa pendre ses bras le long de ses flancs. Extatique, Denna regarda le sang ruisseler sur son menton. Puis elle se pencha en avant, le lécha et sembla apprécier le goût. Excitée, elle se pressa contre lui, prenant sa lèvre inférieure entre les siennes… et mordit à l’endroit où elle avait éclaté. Richard ferma les yeux, serra les poings et retint son souffle jusqu’à ce qu’elle s’écarte et se passe lascivement la langue sur les lèvres.

Il tremblait de douleur, mais garda à l’esprit l’image de la forêt de Hartland.

— Un avertissement sans frais, dit Denna, comme tu le verras bientôt. À présent, repose ta question correctement.

Richard décida instantanément qu’il l’appellerait maîtresse Denna. Pour lui, ce serait, en secret, une manifestation de mépris. Il ne lui donnerait jamais du « maîtresse » tout court. Un moyen de la combattre et de conserver sa dignité. Mentalement, à tout le moins…

— Où sont vos hommes, maîtresse Denna ? demanda-t-il, concentré pour empêcher sa voix de trembler.

— Voilà qui est mieux ! Beaucoup de Mord-Sith interdisent de parler aux sujets en cours de dressage. Mais ça devient vite ennuyeux. Moi, je préfère dialoguer avec mon petit chien. Encore une fois, tu as eu de la chance ! (Elle lui sourit presque gentiment.) J’ai renvoyé mes hommes, car ils ne me servaient plus à rien. J’en ai besoin pour la capture et pour retenir mon prisonnier jusqu’à ce qu’il utilise sa magie contre moi. Après, ils sont superflus ! Tu ne peux pas t’enfuir ni me résister. Tu es impuissant !

— Pourquoi ai-je encore mon épée et mon couteau ?

Il se souvint trop tard qu’il aurait dû ajouter « maîtresse Denna ». Mais il dévia le poing qui volait vers son visage. Hélas, cette rébellion fut immédiatement punie parla magie. Et l’Agiel le frappa à l’estomac. Il s’écroula, hurlant à la mort.

— Debout !

Richard étouffa sa colère pour que la magie cesse de te tourmenter. La brûlure de l’Agiel ne se dissiperait pas si vite… À grand-peine, il se releva.

— Maintenant, à genoux, et implore mon pardon !

Comme il n’obéit pas assez promptement, Denna posa l’Agiel sur son épaule et le força à s’agenouiller. Le bras droit de Richard lui fit mal comme si des rats l’avaient dévoré de l’intérieur.

— Maîtresse Denna, pardonnez-moi, par pitié !

— Très bien ! Relève-toi ! (Elle le regarda vaciller.) Tu as ton épée et ton couteau parce qu’ils ne sont pas une menace pour moi. Un jour, tu les utiliseras peut-être pour me défendre. J’aime que mes sujets gardent leurs armes. Ça leur rappelle qu’ils ne peuvent rien contre moi.

Elle lui tourna le dos et retira son gant. Richard ne douta pas qu’elle avait raison pour l’épée, puisqu’elle contrôlait sa magie. Mais il y avait peut-être un autre moyen… Et il devait savoir.

Ses mains volèrent vers le cou de Denna.

Imperturbable, elle continua à retirer le gant tandis qu’il tombait à genoux, foudroyé par la douleur. De nouveau, il pensa à la forêt de Hartland. La souffrance évanouie, il se releva quand Denna le lui ordonna.

— Tu vas me rendre les choses difficiles, pas vrai ? lança-t-elle, exaspérée. (Elle se radoucit aussitôt, souriante.) Mais j’adore qu’un homme me résiste ! Cela dit, tu triches. Pour cesser de souffrir, je t’ai dit de penser des choses gentilles à mon sujet. Mais tu évoques des arbres mortellement ennuyeux ! Dernier avertissement : obéis-moi, ou je te laisserai te tordre de douleur toute la nuit. Compris ?

— Oui, maîtresse Denna.

— Très bien, ça ! Tu vois que tu peux être dressé ? Mais n’oublie pas : tu dois penser du bien de moi ! (Elle lui prit les mains et les posa sur ses seins.) D’expérience, je sais que les pensées positives des hommes se concentrent sur cette partie de ma personne. (Elle se pencha vers lui, sans lui lâcher les mains, et souffla, mutine :) Mais si tu préfères un autre endroit, ne te gêne surtout pas !

Richard décida que ses cheveux étaient superbes. S’il devait penser du bien d’elle, autant se limiter à ça.

La douleur le précipita à genoux, les poumons comprimés. Il ouvrit la bouche, mais ne put pas aspirer d’air. Ses yeux menacèrent de sortir de leurs orbites…

— Montre-moi que tu peux le faire ! Libère-toi de la douleur de la façon convenable.

Il regarda les cheveux de Denna et pensa combien il trouvait sa natte jolie. Oui, elle était vraiment magnifique ! La souffrance disparue, il se laissa tomber sur le flanc, haletant.

— Debout ! (Il obéit.) Tu t’en es bien tiré. N’oublie plus jamais que c’est le seul moyen de t’éviter la torture. Sinon, j’altérerai la magie pour que tu ne puisses plus rien contre elle. C’est compris ?

— Oui, maîtresse Denna. (Il lutta pour reprendre son souffle.) Maîtresse Denna, vous avez dit que quelqu’un m’a trahi. Qui ?

— Un des tiens…

— Aucun de mes amis ne ferait ça, maîtresse Denna.

— Alors, il faut en déduire que ce ne sont pas vraiment des amis ! Qu’en penses-tu ?

Richard baissa les yeux, une boule dans la gorge.

— Maîtresse Denna, qui m’a trahi ?

— Maître Rahl n’a pas jugé utile de me le dire… Ce que tu dois savoir, c’est que personne ne viendra à ton secours. Tu ne retrouveras jamais la liberté. Si tu assimiles ça, tout sera plus facile pour toi. Y compris ton dressage.

— Et dans quel but me dressez-vous, maîtresse Denna ?

— Pour t’enseigner le sens de la douleur. Et te faire comprendre que ta vie ne t’appartient plus. Elle est à moi et je peux en user à ma guise. Quand je te torture, j’ai le droit de prolonger ton calvaire à l’infini, et personne à part moi ne peut te secourir. Tu apprendras que tu me dois tes rares moments de répit. Tu apprendras à obéir sans poser de questions, et sans hésiter, quels que soient mes ordres. Enfin, tu apprendras à m’implorer pour obtenir ne serait-ce qu’une miette de pain.

» Après quelques jours de dressage ici, quand tu auras fait assez de progrès, je t’emmènerai ailleurs, dans un lieu où vivent d’autres Mord-Sith, et je continuerai à te dresser aussi longtemps que ce sera nécessaire. Pour te prouver que tu as eu de la chance, je laisserai mes collègues s’amuser un peu avec toi. Tu sais, j’aime les hommes. D’autres Mord-Sith les détestent. Tu passeras un moment avec elles, histoire de découvrir à quel point je suis gentille…

— Maîtresse Denna, quelle est la finalité de ce dressage ? Que voulez-vous ?

Denna parut sincèrement ravie de répondre à cette question.

— Tu es quelqu’un de très spécial. Maître Rahl en personne a ordonné qu’on te dresse. (Elle sourit de fierté.) Et il m’a spécifiquement désignée. Selon moi, il a quelque chose à te demander. Et pas question que tu me fasses honte le moment venu. Quand je t’aurai dressé, tu imploreras de lui révéler tout ce qu’il veut savoir. Ensuite, tu seras mon petit chien, jusqu’à la fin de ta vie. Quelle que soit sa durée…

Pour ne pas laisser exploser sa colère, Richard pensa aux cheveux de Denna. Darken Rahl voulait le Grimoire des Ombres Recensées. Mais la boîte était en sécurité… et Kahlan aussi. Rien d’autre n’importait. Denna pouvait le tuer, si ça lui chantait ! En réalité, il ne demandait que ça…

Denna le contourna lentement, l’évaluant de la tête aux pieds.

— Si tu es un bon petit chien, je ferai peut-être de toi mon compagnon… (Elle s’arrêta en face de lui, approcha son visage du sien, et eut un sourire complice.) Les Mord-Sith s’unissent pour la vie. Et j’ai eu beaucoup de compagnons… Mais ne te fais pas trop d’idées, petit chien, je doute que tu apprécies l’expérience, si tu y survis. Tu serais bien le premier ! Mes compagnons précédents sont morts très vite…

Richard pensa que c’était le cadet de ses soucis. Darken Rahl voulait le grimoire. S’il ne parvenait pas à fuir, il le tuerait comme il avait assassiné son père et Giller. En lui ouvrant les entrailles, il apprendrait où était le grimoire – dans son crâne ! – et rien de plus, car il serait trop tard pour lui arracher des informations. Son seul désir, si ça se passait ainsi, serait de vivre assez longtemps pour voir la tête que tirerait Rahl en s’apercevant qu’il venait de commettre une erreur fatale.

Pas de grimoire. Pas de troisième boîte. Rahl était un mort en sursis. Et ça valait bien tous les calvaires !

Quant à la trahison d’un de ses amis, il n’y croyait pas. Rahl connaissait les Leçons du Sorcier, et il se servait de la première pour lui faire croire que cette infamie était possible. Le premier pas vers la crédulité ! Mais il ne se laisserait pas avoir ! Zedd, Chase, Kahlan… Il les connaissait trop bien pour se laisser tromper par Rahl.

— Au fait demanda soudain Denna, comment t’es-tu procuré l’Épée de Vérité ?

— Je l’ai achetée à son dernier propriétaire, maîtresse Denna.

— Vraiment ? Et qu’as-tu donné en échange ?

— Tout ce que j’avais, maîtresse Denna. Plus ma liberté, et très bientôt ma vie…

— Tu as de l’humour ! J’adore briser un homme de ton calibre. Sais-tu pourquoi maître Rahl m’a choisie ?

— Non, maîtresse Denna.

— Parce que je suis impitoyable. Peut-être moins cruelle que mes sœurs, mais mater un homme m’amuse beaucoup plus qu’elles. Faire mal à mes petits chiens est mon seul plaisir. Le sens de ma vie ! Je n’abandonne pas, je ne me fatigue pas, et je ne relâche jamais mon emprise !

— Maîtresse Denna, je suis honoré d’être entre les mains de la meilleure…

Denna posa l’Agiel contre les lèvres blessées de Richard et maintint le contact jusqu’à ce qu’il tombe à genoux, des larmes dans les yeux.

— C’est la dernière insolence que je veux entendre sortir de tes lèvres ! (Elle retira l’Agiel et lui flanqua un coup de genou dans la bouche, l’envoyant valser sur le dos. Puis elle lui pressa son instrument de torture sur le ventre, attendant pour arrêter qu’il soit près de s’évanouir.) As-tu quelque chose à dire ?

— Par pitié, maîtresse Denna, parvint à cracher Richard au prix d’un gros effort, pardonnez-moi !

— Très bien… Debout ! Nous allons commencer ton dressage.

Elle approcha de la table et y prit quelque chose.

— Viens là, tout de suite !

Richard avança aussi vite qu’il put. Mais il lui était impossible de se relever tout à fait : la douleur ne le lui aurait pas permis. Il s’immobilisa à l’endroit que désignait Denna, haletant et couvert de sueur. La Mord-Sith lui tendit un collier en cuir rouge auquel pendait une chaîne.

— Mets-le ! ordonna-t-elle.

Richard n’était plus en état de poser des questions. Pour éviter l’Agiel, s’aperçut-il, il se sentait prêt à faire n’importe quoi. Tremblant, il passa le collier autour de son cou et le ferma. Denna saisit la chaîne et glissa l’anneau de métal qui la terminait sur le montant de la chaise.

— Si tu ne m’obéis pas, la magie te punira. Idem si tu vas contre ma volonté. Quand je place cette chaîne quelque part, j’entends qu’elle y reste jusqu’à ce que je la retire. Tu es ici pour apprendre que tu ne peux pas le faire à ma place. (Elle montra du doigt la porte ouverte.) L’heure qui va suivre, je veux que tu essayes d’atteindre le seuil. Si tu ne fais pas de ton mieux, voilà ce qui te guette jusqu’à la fin de ces soixante minutes.

Elle posa l’Agiel sur le côté droit de son cou, insistant jusqu’à ce qu’il tombe à genoux et la supplie d’arrêter. Elle accéda à sa requête, lui ordonna de commencer et alla s’adosser contre un mur, les bras croisés.

Il tenta d’abord de marcher vers la porte. La douleur lui coupa les jambes avant que la chaîne ne soit tendue, et cessa quand il recula vers la chaise.

Il tendit alors une main pour saisir l’anneau. Son bras se tétanisa comme si on lui enfonçait des milliers d’aiguilles dans la chair. Inondé de sueur, Richard essaya de s’approcher encore puis de tourner autour du siège. Avant que ses doigts ne touchent la chaîne, la souffrance le jeta de nouveau à terre. Il résista, voulut saisir la chaise, mais la douleur se révéla insurmontable. Plié en deux, il vomit du sang et de la bile. Quand ce fut fini, il se releva sur une main et se tint l’estomac de l’autre. Des larmes plein les yeux, tremblant, il vit Denna décroiser les bras et s’écarter du mur.

Il recommença à avancer.

Mais sa tactique ne le conduirait à rien. Il devait trouver un autre moyen. Il dégaina l’épée avec l’idée de soulever la chaîne pour dégager l’anneau. Dès que la lame toucha sa cible, la douleur l’obligea à lâcher l’arme. Elle cessa seulement quand il eut réussi à la ramasser et à la remettre au fourreau.

Une autre idée lui vint. Il s’étendit sur le sol, et, vif comme l’éclair, tira un coup de pied dans la chaise avant que la souffrance le paralyse. La chaise glissa sur le sol, percuta la table et se renversa. L’anneau de la chaîne sauta du montant.

Richard n’eut pas le temps de savourer sa victoire. La douleur atteignit des niveaux inédits. S’étranglant à moitié, les poumons en feu, Richard se servit de ses ongles pour ramper sur la pierre. Chaque pouce gagné lui valait un nouveau paroxysme de souffrance. La vision brouillée, comme si ses yeux n’allaient pas tarder à exploser, il ne devait pas avoir avancé de plus de deux pieds. Que faire maintenant ? Tétanisé, le corps en feu, il n’était plus en état de réfléchir.

— Pitié, maîtresse Denna, souffla-t-il avec ce qu’il lui restait de force, aidez-moi ! Je vous en supplie !

Il chialait comme un mioche, mais ça ne comptait pas.

L’essentiel était que la chaîne retourne à sa place, pour que son calvaire s’arrête.

Denna approcha, se pencha, releva la chaise et remit l’anneau sur le montant. Un peu moins torturé, Richard roula sur le dos, incapable d’endiguer ses sanglots.

Denna se pencha vers lui, les poings sur les hanches.

— Nous en étions à peine à un quart d’heure. Comme j’ai dû t’aider, nous repartons de zéro. Et si je dois encore intervenir, l’épreuve durera deux heures. (Elle lui plaqua l’Agiel sur l’estomac pour ponctuer son propos.) Compris ?

— Oui, maîtresse Denna, gémit Richard.

Existait-il un moyen de s’en sortir ? S’il le trouvait, que lui arriverait-il ? Et s’il n’essayait pas, que subirait-il ? Devant lui, toutes les voies conduisaient à la peur et à la souffrance…

 

À la fin de l’heure, il n’avait toujours pas découvert la solution.

Denna vint se camper devant lui, alors qu’il gisait à quatre pattes, misérable.

— Tu as compris, maintenant ? Tu sais ce qui arrivera si tu essayes de t’enfuir ?

— Oui, maîtresse Denna, j’ai compris…

Il ne mentait pas. S’évader était impossible. Désespéré, il désirait la mort comme une délivrance.

Alors, il pensa au couteau toujours accroché à sa ceinture.

— Debout ! (Comme si elle lisait ses pensées, Denna susurra :) Si tu envisages de mettre fin à ta carrière de petit chien, réfléchis-y à deux fois. La magie t’en empêchera, comme elle t’a interdit de déplacer la chaîne. Le suicide n’est pas une option ! Tu seras à moi tant que je déciderai de te laisser vivre.

— Ça ne sera pas long, maîtresse Denna… Darken Rahl me tuera.

— Peut-être, mais pas avant que tu lui aies dit ce qu’il désire savoir. Je veux que tu répondes à ses questions et tu le feras ! Tu ne le crois peut-être pas encore, mais je suis une experte pour dresser les gens. J’ai toujours su briser les hommes qu’on me confiait. Imagine que tu seras la première exception, si ça t’amuse. Mais tu me supplieras bientôt, avide de me plaire…

Sa première journée avec Denna n’était pas terminée, et Richard savait déjà qu’il finirait par faire presque tout ce qu’elle voudrait. Il lui restait des semaines pour le dresser. S’il avait pu forcer son propre cœur à s’arrêter, il n’aurait pas hésité une seconde. Le pire restait la conscience aiguë que sa tortionnaire avait raison. Il était à sa merci, et il n’y avait pas en elle une once de compassion.

— Je comprends, maîtresse Denna, et je vous crois.

Le sourire ravi de la Mord-Sith le contraignit à penser d’urgence à la beauté de sa natte.

— Très bien. À présent, enlève ta chemise. Denna sourit de l’air étonné de son « petit chien » qui commença néanmoins à ouvrir les boutons. Quand il eut fini, elle lui brandit l’Agiel devant le visage.

— Il est temps de t’apprendre toutes les merveilles que peut faire cet instrument. Si tu gardes ta chemise, elle sera pleine de sang, et je ne verrai plus s’il reste un endroit intact sur ton torse. Tu vas enfin comprendre pourquoi je porte un uniforme rouge !

Richard commença à tirer les pans du vêtement hors de sa ceinture.

— Maîtresse Denna, gémit-il, au bord de la panique, qu’ai-je fait de mal ?

Elle lui flatta la joue, feignant la compassion.

— Tu ne le sais pas ? (Il secoua la tête.) Tu t’es laissé capturer par une Mord-Sith ! Tu aurais dû abattre tous mes hommes avec ton épée. Je crois que tu aurais réussi. Tu étais si impressionnant ! Après, tu aurais dû me tuer avec ton couteau, ou à mains nues. Au moment où j’étais vulnérable, quand je ne maîtrisais pas encore ta magie. Mais tu m’as donné une chance de le faire en essayant de me frapper avec ta lame !

— Maîtresse Denna, je voulais savoir pourquoi vous allez m’infliger l’Agiel. Je ne vous ai pas déplu…

— Non, mais tu dois continuer à apprendre ! À découvrir que je peux faire tout ce que je veux et que tu es impuissant contre moi. Tu n’as pas de recours, et tes seuls moments de répit, comme je te l’ai dit, tu me les devras.

Denna approcha de la table et en revint avec des fers où était fixée une lourde chaîne.

— Bien… Tu as un problème qui m’agace. Petit chien, tu n’arrêtes pas de tomber ! Nous allons arranger ça. Mets ces fers !

Elle les lui lança. Richard passa en tremblant les cercles de métal à ses poignets. Denna tira la chaise sous une poutre et monta dessus pour la fixer à un crochet de fer.

— Tends les bras ! C’est trop court ! Dresse-toi sur la pointe des pieds. (Richard obéit.) Voilà ! À présent, tu ne passeras plus ton temps à te casser la figure.

Pendu à la chaîne, les cercles de fer enfoncés dans ses poignets à cause de son propre poids, Richard essaya de ne pas céder à la terreur. Avant d’être dans cette position, il savait déjà qu’il était impuissant. Mais là, ça devenait encore pire. Livré à sa tortionnaire, il était plus que jamais conscient de n’avoir aucun moyen de combattre.

Denna remit son gant et fit plusieurs fois le tour de sa victime, tapant l’Agiel contre sa main histoire d’exacerber son angoisse.

Mourir en affrontant Darken Rahl, aussi indirectement que ce fut, était un prix que Richard avait accepté de payer. Mais là… L’agonie et jamais de délivrance ! Un destin de mort-vivant ! Sans qu’on lui concède le droit de résister. Une négation absolue de sa dignité. Ayant déjà goûté à l’Agiel, il n’avait plus besoin de démonstrations. Mais elle faisait ça pour lui arracher sa fierté et son respect de lui-même. Pour le briser !

Continuant à décrire des cercles autour de lui, Denna lui tapota le dos et la poitrine avec l’Agiel. Chaque contact était pire qu’un coup de dague. Elle n’avait pas vraiment commencé, et il criait déjà comme un cochon qu’on égorge, se tortillant dans ses chaînes. Le premier jour n’était pas terminé. Beaucoup d’autres suivraient…

Il pleura de désespoir.

Pour ne pas sombrer, il pensa à sa dignité de créature vivante, et à son respect de soi d’être humain. Puis il visualisa mentalement une pièce interdite à tout ce qui était mal. Il y déposa sa dignité et son respect et verrouilla la porte. Personne n’en obtiendrait jamais la clé. Ni Denna ni Darken Rahl ! Lui seul la posséderait. Ainsi, il subirait ce qui l’attendait, aussi longtemps que cela durerait. Sans sa dignité, il se plierait à toutes les bassesses. Un jour, il rouvrirait la porte et redeviendrait lui-même, tant pis si c’était au moment de mourir ! Pour le moment, il serait l’esclave de Denna. Mais pas à jamais. Tôt ou tard, cela finirait…

Denna lui prit le visage entre ses mains et l’embrassa sauvagement. De nouveau, ses lèvres lui firent un mal de chien. Devant sa souffrance, la Mord-Sith sembla apprécier encore plus ce baiser. Elle écarta son visage du sien, les yeux brillant de plaisir.

— Nous commençons, mon petit chien ? lança-t-elle gaiement.

— Par pitié, maîtresse Denna, ne faites pas ça…

— Excellent ! C’est ce que j’espérais entendre…

Denna se lança dans sa démonstration. Quand elle passait l’Agiel sur sa peau, sans appuyer, cela laissait des zébrures remplies d’un fluide clair. Dès qu’elle augmentait la pression, les marques se gorgeaient de sang. Et lorsqu’elle y mettait toute sa force, il sentait quelque chose d’humide et de chaud couler sur sa peau lustrée de sueur. La Mord-Sith pouvait aussi lui infliger une douleur équivalente sans laisser de traces.

À force de serrer les dents, Richard eut mal aux mâchoires et aux gencives…

Fine stratège, Denna restait parfois un moment immobile derrière lui, attendant qu’il ne soit plus sur ses gardes pour le blesser de nouveau. Quand elle se fatigua de ce jeu, elle lui ordonna de fermer les yeux, se remit à tourner autour de lui et appuya à intervalles irréguliers l’Agiel sur sa peau.

Lorsqu’il se tendait, sûr que l’horrible lanière allait le toucher, et que rien ne se produisait, la Mord-Sith éclatait de rire, ravie du bon tour qu’elle venait de lui jouer.

Quand un coup particulièrement violent le força à ouvrir les yeux, elle saisit cette occasion d’utiliser son gant, et le força à lui demander pardon d’avoir levé les paupières sans autorisation. Les poignets de Richard, déchirés par les fers, étaient désormais à vif.

Il perdit une seule fois le contrôle de sa colère quand Denna glissa l’Agiel sous son aisselle. Un rictus sur les lèvres, elle le regarda se débattre. Crucifié par la douleur, il tenta désespérément de penser à ses cheveux. Ravie de ce résultat, elle se concentra sur ce point sensible, mais il ne commit pas deux fois la même erreur. Déçue qu’il ne s’inflige pas lui-même les tourments de la magie, elle s’en chargea à sa place. Et là, il n’eut aucun moyen de faire cesser l’épreuve, aussi fort qu’il essayât. Contraint de la supplier, il consentit à descendre encore plus bas dans l’humiliation.

Pour le récompenser, Denna se serra plusieurs fois contre lui, le contact du cuir contre ses plaies ajoutant à son calvaire.

Richard perdit la notion du temps, seulement conscient de la souffrance, comme une bête fauve tapie dans son corps. À un certain point, il sut qu’il obéirait à tous les ordres de la Mord-Sith, pour peu qu’elle cesse de le torturer.

La simple vue de l’Agiel le faisait désormais pleurer comme un enfant. Denna n’avait pas menti : impitoyable, elle ne se fatiguait jamais et ne perdait à aucun moment sa passion pour son « métier ». Fascinée, amusée et comblée, rien ne semblait lui plaire plus que de le martyriser – sinon les moments où il l’implorait d’arrêter. Pour améliorer un peu son sort, Richard l’aurait bien suppliée en permanence. Hélas, la plupart du temps, aucun son ne consentait à sortir de ses lèvres, et le simple fait de respirer lui coûtait des efforts titanesques.

Renonçant à soulager la pression sur ses poignets, il se laissa pendre, inerte et au bord de l’inconscience. Et si Denna s’arrêta un moment – mais il n’aurait pas pu le jurer –, cela ne changea rien, car elle lui en avait assez fait pour qu’il ne sente plus la différence.

La sueur qui ruisselait de son front aveuglait le jeune homme. Sur le reste de son corps, couvert de plaies, elle brûlait comme de l’acide.

À un moment, alors qu’il recouvrait une vague lucidité, Denna se campa derrière lui, immobile. Certain qu’elle rejouait à son petit jeu, il se prépara au pire. Mais elle se contenta de lui saisir les cheveux pour le forcer à tourner la tête.

— À présent, mon petit chien, je vais te montrer quelque chose de nouveau. Tu découvriras à quel point ta maîtresse est gentille ! (Denna tira plus fort. La douleur l’obligea à tendre les muscles de son cou pour résister. Agacée, elle lui plaqua l’Agiel sur la gorge.) Arrête de t’opposer à moi, ou je continue jusqu’à ce que tu t’étouffes !

Du sang coulait déjà dans la bouche de Richard. Il détendit ses muscles, la laissant tirer autant qu’elle voulait.

— Bien… Écoute attentivement, petit chien. Je vais introduire l’Agiel dans ton oreille droite. (Richard faillit s’étrangler de peur. Elle lui renversa la tête en arrière pour qu’il déglutisse.) C’est très différent de ce que tu as connu jusque-là. Beaucoup plus douloureux, aussi… Mais tu devras faire exactement ce que je te dis. (La bouche contre son oreille, elle murmurait comme une amante.) Par le passé, quand il m’arrivait de travailler en duo avec une autre Mord-Sith, nous enfoncions nos Agiel chacune dans un conduit auditif du sujet. Ça produisait des cris si merveilleux ! J’en frissonne encore de plaisir. Une symphonie, mon petit chien !

» Hélas, le cobaye ne survivait pas. Nous n’avons jamais réussi cette manœuvre raffinée sans le tuer. Et pourtant, ce ne fut pas faute d’essayer ! Réjouis-toi d’être entre mes mains : certaines de mes sœurs n’ont toujours pas renoncé.

— Merci, maîtresse Denna…

Richard ne savait pas trop de quoi il la remerciait. Mais si ça pouvait la dissuader d’aller plus loin…

— Écoute attentivement, répéta-t-elle. Dès que je commencerai, tu ne devras plus bouger. Sinon, tu n’en sortiras pas indemne. Oh, ça ne te tuera pas, mais les séquelles seront permanentes. Les petits chiens désobéissants sont devenus aveugles, ou paralysés d’un côté, ou muets, ou incapables de marcher… Tous, sans exception, en ont gardé un handicap. Mais je veux te préserver, vois-tu ? Les Mord-Sith plus cruelles que moi ne préviennent pas leurs petits chiens. Donc, la preuve est faite que je ne suis pas aussi monstrueuse que tu le penses ! Cela dit, seuls quelques hommes ont réussi à ne pas bouger. Malgré ma gentillesse, ces idiots se sont tortillés comme des vers, et ils en ont payé le prix.

— Maîtresse Denna, ne faites pas ça ! Par pitié, par pitié !

Richard se maudit de sa bassesse, mais rien au monde n’aurait pu l’empêcher d’implorer la clémence de la Mord-Sith.

— J’en ai envie, mon petit chien, dit-elle en lui passant la langue sur le lobe de l’oreille. Alors n’oublie pas, tiens-toi tranquille ! Pas un mouvement !

Richard se raidit, mais rien n’aurait pu le préparer à ça. On eût dit que sa tête, transformée en une boule de verre, venait de voler en éclats. Les ongles enfoncés dans les paumes de ses mains, il perdit tout sens de l’espace et du temps. Propulsé dans un désert où ses tourments n’avaient ni commencement ni fin, il sentit tous ses nerfs, un à un, être cisaillés par une douleur tranchante comme une lame de rasoir. Incapable de dire si Denna l’avait supplicié pendant une seconde ou un millénaire, quand elle cessa enfin, il poussa un cri qui se répercuta une éternité contre les murs de pierre.

Quand il se tut enfin, vidé de son énergie, Denna lui embrassa l’oreille et murmura :

— Un cri extraordinaire, mon petit chien ! Le plus beau que j’aie entendu. À part un hurlement d’agonie, bien sûr. Tu t’en es très bien tiré, sans bouger d’un pouce. (Elle lui embrassa le cou, puis revint à son oreille.) On essaye l’autre côté ?

Richard trembla à en faire vibrer la chaîne. Il aurait voulu crier, mais ses cordes vocales refusèrent de lui obéir. Denna lui tira plus fort sur la tête et vint se placer sur son côté gauche.

Quand elle en eut enfin terminé, elle détacha la chaîne et il s’écroula sur le sol. Persuadé de ne plus pouvoir bouger, il se releva dès qu’elle lui agita l’Agiel sous le nez. Ce morceau de cuir rouge, dès qu’il le voyait, le rendait docile comme un… chiot.

— Ce sera tout pour le moment… dit Denna. (Richard crut qu’il allait s’en étouffer de joie.) J’ai besoin d’un peu de sommeil. Aujourd’hui, c’était une demi-séance… Demain, on passera aux choses sérieuses. Tu verras, c’est encore plus amusant…

Dans son état, Richard se fichait de ce qui arriverait le lendemain. Rester étendu, même sur ce sol glacé, voilà tout ce qu’il souhaitait ! Des draps de soie ne l’auraient pas davantage tenté.

Denna alla chercher la chaise, remonta dessus, et accrocha la chaîne de son collier à la poutre. Il la regarda faire, trop épuisé pour s’interroger sur ses intentions. Son travail terminé, Denna se dirigea vers la porte. Alors, Richard s’aperçut que sa laisse n’avait pas assez de mou pour qu’il s’allonge.

— Maîtresse Denna, comment vais-je pouvoir dormir ?

— Dormir ? (La Mord-Sith se retourna, un sourire condescendant sur les lèvres.) Je ne me souviens pas t’avoir dit que tu y avais droit. C’est un privilège, petit chien, et tu dois le mériter. Aujourd’hui, c’est raté ! Tu te rappelles, ce matin, quand tu imaginais me fendre le crâne avec ton épée ? Ne t’ai-je pas prévenu que tu le regretterais ? Bonne nuit…

Elle fit mine de sortir, mais se ravisa.

— S’il te vient l’idée de détacher la chaîne pour que la douleur te fasse perdre conscience, tu auras une mauvaise surprise. J’ai altéré la magie, qui ne te permettra plus de t’évanouir. Si tu déplaces la chaîne, volontairement ou en tombant, je ne serai pas là pour t’aider. Tu imagines, une nuit entière à souffrir ? Penses-y si tes paupières se ferment toutes seules !

Elle sortit, emportant la torche.

Dans l’obscurité, Richard éclata en sanglots. Quand il parvint à s’arrêter, il pensa à Kahlan. Une chose agréable que Denna ne pouvait pas lui enlever… Au moins, pas cette nuit ! Il se réconforta en l’imaginant en sécurité, entourée de Zedd, de Chase, et bientôt de Michael et d’un millier de soldats. À cette heure, elle devait camper, Siddin et Rachel près d’elle. Leur racontait-elle des histoires qui faisaient briller leurs yeux ?

Il sourit de cette vision et savoura le souvenir de leur baiser. De son corps pressé contre le sien… Même quand ils n’étaient pas ensemble, elle le rendait heureux et ramenait un sourire sur ses lèvres. Ce qui lui arrivait n’avait aucune importance. Kahlan vivrait, ça lui suffisait. Zedd, Chase et elle ne risquaient plus rien et ils avaient la boîte. Darken Rahl mourrait bientôt. Pas Kahlan !

Puisque tout était fini, qu’importait son sort ? Il aurait aussi bien pu être déjà mort. Denna ou Rahl finirait par le tuer. Jusque-là, il devrait supporter la torture, et c’était faisable. Il n’avait plus rien à perdre ! Aussi cruelle et ingénieuse qu’elle fût, la Mord-Sith ne lui infligerait pas pire que ce qu’il avait vécu. Savoir qu’il ne pourrait jamais vivre avec Kahlan ! La femme qu’il aimait… et qui choisirait bientôt un autre homme.

Mourir avant ça était une chance. Surtout s’il pouvait accélérer les choses. Mettre Denna en colère ne devait pas être… sorcier. S’il bougeait, la prochaine fois qu’elle lui introduirait l’Agiel dans l’oreille, il deviendrait une sorte de légume. Dès qu’il ne lui servirait plus à rien, Denna le tuerait sans doute…

— Je t’aime, Kahlan, murmura-t-il dans le noir.

Mais il ne s’était jamais senti aussi seul de sa vie.

Comme Denna le lui avait promis, le deuxième jour fut pire.

Fraîche comme une rose, la Mord-Sith semblait avoir de l’énergie à revendre, et elle s’attela à sa tâche avec enthousiasme.

Richard gardait un atout dans sa manche. Dès qu’elle s’en prendrait à ses oreilles, il secouerait la tête comme un fou et détruirait une partie de son cerveau. Ainsi, il aurait gagné, au bout du compte…

Denna ne répéta pas cette torture, comme si elle avait deviné ses intentions. Paradoxalement, cela lui redonna un peu d’espoir. Car il avait réussi à influencer le comportement de sa tortionnaire ! Moins toute-puissante qu’elle le croyait, elle avait dû se plier à sa volonté. Un événement qui le réconfortait…

Savoir sa dignité et son respect de lui-même à l’abri dans une pièce close, au fond de sa tête, lui donna la force d’agir comme ça s’imposait. Il exécuta toutes les volontés de sa maîtresse sans hésitations inutiles.

Denna le laissa en paix deux ou trois fois, le temps de se restaurer. Assise à la table, sans le quitter des yeux, elle mangea des fruits, souriant quand elle l’entendait gémir. À part un peu d’eau, qu’elle lui fit boire dans une coupe, il resta l’estomac vide toute la journée.

Le soir, elle raccrocha la chaîne à la poutre, lui interdisant de dormir. Il ne daigna pas lui demander pourquoi. Elle n’en faisait qu’à sa tête et il n’avait aucun moyen d’intervenir.

Le lendemain matin, quand elle revint avec une torche, Richard était toujours debout, mais à un souffle de s’écrouler.

Denna semblait d’excellente humeur.

— Je veux un baiser ! dit-elle, souriante. Et cette fois, mets-y un peu de bonne volonté ! Montre que tu es heureux de revoir ta maîtresse !

Il fit de son mieux, mais dut se concentrer très fort sur la beauté de sa natte. Et leur étreinte réveilla ses blessures. Quand elle s’écarta, ravie de le voir trembler de tous ses membres, Denna décrocha la chaîne et la laissa tomber près de lui.

— Tu apprends à devenir un brave petit chien. En récompense, tu peux te reposer deux heures…

Il se laissa tomber à terre et s’endormit avant que le bruit des pas de la Mord-Sith se soit éloigné dans le couloir.

Deux heures plus tard, Richard découvrit qu’être réveillé par l’Agiel était pire que tous les cauchemars du monde. Ce bref répit ne lui avait fait aucun bien. Pour récupérer, il lui fallait plus que ça. Il décida donc de s’efforcer d’obéir au doigt et à l’œil à Denna. S’il ne commettait pas la moindre erreur, elle lui autoriserait peut-être une nuit entière de sommei1.

Il se tint à son programme, espérant qu’elle serait satisfaite. En cas de succès, aurait-il quelque chose à manger ? L’estomac vide depuis sa capture, que désirait-il le plus ? Dormir, ou manger ? Aucun des deux ! Il voulait que la douleur s’arrête. Ou qu’on le laisse enfin mourir…

À bout de force, sentant sa vie lui couler entre les doigts, il attendait la fin avec impatience. Denna dut le deviner, car elle y alla plus doucement et lui laissa plus de temps pour récupérer. Conscient qu’il était fichu, car son supplice ne cesserait jamais, Richard ne s’en réjouit pas. Il avait abdiqué sa volonté de vivre, de tenir, de continuer…

Alors qu’il pendait à sa chaîne, durant les moments de répit, Denna lui murmura des paroles apaisantes et lui caressa le visage. Elle l’exhorta à ne pas abandonner. Une fois qu’il serait brisé, lui promit-elle, tout irait beaucoup mieux.

Il l’écouta, trop vidé pour pleurer.

Quand elle le libéra de ses fers, il pensa que ce devait être la nuit. Mais il avait perdu le compte des heures. Allait-elle le rattacher à son collier, ou jeter la chaîne près de lui et l’autoriser à dormir ?

Ni l’un ni l’autre…

Denna passa l’anneau sur le montant de la chaise, lui ordonna de rester debout et sortit. Elle revint quelques minutes plus tard avec un seau d’eau.

— À genoux, petit chien !

Elle s’assit près de lui, tira une brosse de l’eau chaude savonneuse et entreprit de le nettoyer. Les poils raides, sur ses blessures, brûlèrent comme du sel.

— Nous sommes invités à dîner ! Alors, il faut que je t’arrange un peu. J’adore l’odeur de ta sueur et de ta peur, mais je crains que ça n’incommode les autres convives.

Elle s’occupa de lui avec une étrange tendresse qui lui rappela celle qu’un propriétaire témoigne à son chien. Il s’appuya contre elle, incapable de garder l’équilibre. Il aurait donné cher pour ne pas s’abaisser à ça, mais c’était au-delà de ses forces. Tout le temps qu’elle lui fit sa toilette, Denna ne le repoussa pas.

Il se demanda qui les avait invités, mais ne posa pas la question.

Denna le lui dit quand même :

— La reine Milena en personne nous demande de partager son repas. Un grand honneur, pour un être aussi inférieur que toi, non ?

Il hocha la tête, trop faible pour parler.

Milena… Ainsi, ils étaient au château.

Cette révélation ne le surprit pas, car Denna n’aurait guère eu le temps de l’emmener ailleurs.

Sa toilette terminée, elle l’autorisa à dormir une heure, pour être en « pleine forme » au banquet. Il se lova sur le sol, à ses pieds…

Elle le réveilla en le poussant du bout de sa botte, pas avec l’Agiel. Il faillit en pleurer de reconnaissance et s’entendit, à sa propre surprise, la remercier profusément d’avoir été aussi gentille. La Mord-Sith lui donna ensuite des instructions sur la conduite à tenir pendant le banquet. La chaîne accrochée à la ceinture de sa maîtresse, il devrait garder les yeux sur elle, ne parler à personne, sauf si on lui posait des questions – à condition qu’elle l’ait autorisé à répondre. Bien entendu, il ne serait pas assis à la table, mais sur le parquet. Et s’il se tenait bien, on le laisserait manger.

Richard promit d’obéir au doigt et à l’œil. La perspective d’être assis sur le sol le réjouissait. Ne pas devoir tenir debout, ne pas être torturé… Et la possibilité de se nourrir, par-dessus tout ! Denna pouvait être certaine qu’il ne ferait rien pour lui déplaire !

L’esprit embrumé, il la suivit dans les couloirs, lié à elle par la chaîne et concentré sur un seul point : s’assurer qu’il y ait assez de mou pour que ça ne devienne pas douloureux. Denna lui avait retiré ses fers, mais les blessures, à ses poignets, continuaient à lui faire mal.

Dans une salle bondée de gens, Denna ralentit le pas et passa de groupe en groupe pour échanger quelques phrases avec des seigneurs et des dames en tenues d’apparat. Richard ne quitta pas des yeux la natte de sa maîtresse et constata qu’elle avait dû l’arranger pendant qu’il dormait. Car l’usage intensif de l’Agiel l’avait quelque peu décoiffée, cet après-midi…

Le jeune homme se surprit à s’extasier sincèrement sur les cheveux de Denna, qu’il trouvait beaucoup plus belle que toutes les femmes présentes. Tandis qu’il suivait la Mord-Sith comme un petit chien, il sentit des regards méprisants peser sur lui et surtout sur son épée. Mais pour l’heure, se souvint-il, sa fierté était enfermée dans une pièce inviolable. L’objectif de cette soirée, où Denna ne le tourmenterait pas, devait être de se reposer et de se nourrir. Rien de plus !

Pendant que sa maîtresse saluait la reine, il fit une révérence et ne releva pas la tête. Milena et la Mord-Sith ne se congratulèrent pas : un bref hochement de tête réciproque mit fin à leur dialogue. Avisant la princesse, à côté de sa mère, Richard repensa à la manière dont elle avait traité Rachel. Pour ne pas exploser, il s’empressa de penser à la splendide natte de Denna.

Quand elle prit place à table, sa maîtresse claqua des doigts et lui désigna le parquet, derrière sa chaise. Aussitôt, il s’assit en tailleur et ne bougea plus. Denna était entre Milena, à droite, et Violette, à sa gauche. La petite princesse jeta un regard glacial à Richard…

Reconnaissant certains conseillers royaux, il sourit intérieurement en constatant que James manquait à l’appel. Même si la table d’honneur était surélevée, de sa position, il ne voyait pas grand-chose des autres convives,

— Sachant que vous ne mangez pas de viande, dit la reine à Denna, je vous ai fait préparer un menu spécial. Des soupes délicieuses, plus des légumes et des fruits très rares…

La Mord-Sith remercia son hôtesse et lui sourit. Alors qu’elle attaquait son repas, un serviteur s’approcha, une assiette pleine posée sur un plateau.

— Pour mon petit chien, fit Denna sans tourner la tête.

L’homme tendit à Richard l’assiette qui contenait un gruau peu ragoûtant. Pourtant, quand il la porta à ses lèvres, il pensa n’avoir jamais rien senti de meilleur.

— Si c’est votre petit chien, dit Violette, pourquoi l’autorisez-vous à se nourrir comme ça ?

— Que voulez-vous dire, princesse ?

— Un chien doit manger à même sa gamelle, sans utiliser ses mains.

— Fais ce qu’elle dit, lâcha Denna, une lueur amusée dans le regard.

— Pose ton assiette par terre, précisa Violette, et mange comme un chien. Ainsi, tout le monde verra que le Sourcier ne vaut pas mieux que n’importe quel cabot.

Trop affamé pour s’insurger, Richard se concentra sur l’image mentale de la natte et posa délicatement l’assiette sur le parquet. Après avoir regardé la princesse dans les yeux, ce qui la fit ricaner, il dévora sa bouillie sous les éclats de rire de l’assistance. Il lécha jusqu’à la dernière miette de nourriture, car il aurait besoin de toutes ses forces si une occasion d’échapper à cet enfer se présentait à lui.

Le repas terminé, des soldats poussèrent au centre de la salle un homme couvert de chaînes. Richard reconnut un des prisonniers que Kahlan avait libérés. Les deux malheureux échangèrent un regard où se mêlaient le désespoir et la compassion.

Les convives évoquèrent bruyamment d’horribles histoires de meurtre et de prévarication. Sachant que c’étaient des mensonges, Richard fit de son mieux pour ne pas les entendre.

Milena énuméra brièvement les crimes de l’homme puis se tourna vers Violette.

— La princesse aimerait peut-être énoncer la sentence ?

Rose de satisfaction, Violette se leva.

— Pour ses offenses à la Couronne, je le condamne à cent coups de fouet. Ensuite, pour avoir agi contre le peuple, il sera décapité.

Des murmures satisfaits coururent de table en table. Richard en eut la nausée. En même temps, il regretta de ne pouvoir changer de place avec le condamné. Les coups de fouet ne lui faisaient plus peur et la hache eût été une délivrance.

Dès qu’elle fut rassise, Violette s’adressa à Denna :

— Un jour, j’aimerais voir comment vous vous y prenez avec vos petits chiens…

— Passez quand vous voulez, répondit Denna. Je vous ferai une petite démonstration…

Dès qu’ils furent de retour dans la pièce aux murs aveugles, la Mord-Sith suspendit Richard à la poutre sans prendre le temps de lui retirer sa chemise. Presque mutine, elle l’informa qu’il avait trop laissé traîner son regard, pendant le banquet.

Richard frémit de désespoir quand les fers se refermèrent sur ses poignets à vif. En quelques minutes, Denna le transforma en une loque sanguinolente qui hurlait de douleur. Pour lui ôter toutes ses illusions, s’il lui en restait, la Mord-Sith annonça qu’il était encore tôt. Avant la fin de la soirée, conclut-elle, ils auraient fait beaucoup de progrès…

Quand elle lui passa l’Agiel sur le dos, Richard tendit les muscles, se soulevant un peu du sol. Il supplia Denna d’arrêter, mais elle fit mine de ne pas l’avoir entendu.

Alors qu’il se débattait dans ses fers, il aperçut une silhouette, sur le seuil de la pièce.

— J’adore la façon dont vous le forcez à implorer grâce, dit Violette.

— Approchez, ma chère, et je vous montrerai d’autres merveilles…

Denna se serra contre lui, un bras autour de sa taille. Comme toujours, le contact du cuir raviva ses douleurs. Après lui avoir embrassé l’oreille, elle murmura :

— Montrons à notre invitée que tu supplies mieux que personne, d’accord ?

Richard se jura de ne pas céder. Il ne lui fallut pas longtemps pour se renier. Contente d’avoir un public, Denna utilisa brillamment tout son répertoire.

— Je peux essayer ? demanda Violette au bout d’un moment.

Denna la dévisagea, pensive.

— Bien sûr, très chère, dit-elle enfin. Je suis sûre que mon petit chien n’y verra pas d’inconvénient. (Elle sourit à Richard.) N’est-ce pas, brave toutou ?

— Par pitié, maîtresse Denna, ne faites pas ça ! C’est une enfant ! Je vous obéirai, quoi que vous demandiez, mais ne la laissez pas me torturer ! Pitié…

— Vous voyez, ma chère, ça ne le dérange pas du tout.

Denna tendit l’Agiel à Violette.

Souriante, la princesse le saisit fermement, tapota la cuisse de Richard, et rayonna quand elle le vit se tordre de douleur. Ravie, elle lui tourna autour, l’aiguillonnant à loisir.

— C’est tellement facile ! s’extasia-t-elle. Je croyais que faire saigner les gens était plus compliqué !

Les bras croisés, un sourire sur les lèvres, Denna regarda la fillette s’enhardir peu à peu. Sa cruauté naturelle ne fut pas longue à remonter à la surface. Ce nouveau jeu était formidable !

— Te souviens-tu de ce que tu m’as fait ? demanda-t-elle à Richard. (Elle lui appliqua l’Agiel sur le flanc.) Tu m’as humiliée, sale chien ! Mais tu reçois la punition que tu mérites. Qu’en dis-tu ? (Richard serra les mâchoires.) Réponds ! C’est un juste châtiment, n’est- ce pas ?

Les yeux fermés, Richard tenta de ne pas relâcher son contrôle sur la douleur.

— Réponds ! Puis implore-moi ! Je veux t’entendre supplier pendant que je te fais mal !

— Tu devrais lui obéir, dit Denna. Elle apprend vite !

— Par pitié, maîtresse Denna, ne lui enseignez pas ces horreurs. Vous lui faites plus de mal qu’à moi ! C’est une enfant… Ne lui infligez pas ça ! Elle ne doit pas apprendre ces choses !

— J’apprends ce que je veux ! Implore-moi ! Tout de suite !

Conscient qu’il aggravait son sort, Richard attendit que la douleur soit intolérable avant de céder.

— Je suis navré, princesse Violette. Pardonnez- moi ! J’ai eu tort…

Cette déclaration sembla exciter la fillette. Très vite, elle maîtrisa toutes les subtilités qui permettaient de lui faire crier grâce même quand il ne le voulait pas. Comment une petite fille pouvait-elle faire ça ? Et y prendre plaisir ? Une monstrueuse absurdité…

Le lorgnant du coin de l’œil, Violette lui écrasa l’Agiel sur le ventre.

— Tout ça n’est rien, dit-elle, à côté de ce qui attend la Mère Inquisitrice. Un jour, elle paiera le prix fort ! Et c’est moi qui m’en chargerai. Ma mère a promis de me la livrer quand elle reviendrait. Supplie-moi de torturer l’Inquisitrice ! Demande-moi de la condamner à avoir la tête coupée !

Richard sentit quelque chose s’éveiller en lui. Il n’aurait su dire quoi, mais c’était là, tapi dans sa tête…

Violette lui abattit l’Agiel sur le ventre, faisant tourner l’instrument pour augmenter la douleur.

— Implore-moi de faire décapiter cette ignoble Kahlan !

Richard hurla à la mort.

Denna s’interposa et arracha l’Agiel à la princesse.

— Assez ! Vous allez le tuer !

— Merci, maîtresse Denna, souffla Richard, étrangement ému que la Mord-Sith soit venue à son secours.

— Je me fiche qu’il meure ! cria Violette, hors d’elle.

— Pas moi, dit Denna. Il a trop de valeur pour qu’une enfant s’amuse à lui ôter la vie.

La Mord-Sith détenait le pouvoir, pas Violette ni même Milena. Denna était un agent de Darken Rahl…

La princesse la regarda, hautaine.

— Ma mère a dit que nous réserverons une surprise à l’Inquisitrice quand elle reviendra. Je vous en informe, parce qu’elle a ajouté, Mord-Sith, que vous ne seriez plus de ce monde quand ça arriverait. Et c’est moi qui déciderai du sort de Kahlan. Pour commencer, je lui couperai les cheveux. (Les poings serrés, Violette s’empourpra de colère.) Ensuite, je permettrai à tous les gardes de s’amuser avec elle. Oui, elle passera quelques années dans nos cachots, pour le plaisir de ces hommes. Quand la tourmenter ne m’amusera plus, je la confierai au bourreau, et sa tête finira sur une pique, afin que je la voie pourrir lentement.

Richard eut le cœur serré pour la petite princesse. La tristesse le submergea, car cette enfant était autant une victime qu’un bourreau. À cet instant, la force qui s’était éveillée en lui prit une étrange vigueur…

Violette ferma les yeux et tira la langue aussi loin qu’elle put.

Cela agit comme une cape rouge pour un taureau.

Le pouvoir fraîchement éveillé explosa en Richard.

Quand sa botte la percuta, il sentit la mâchoire de l’enfant exploser comme une coupe de cristal qui se brise sur un sol de pierre. L’impact fit voler la princesse dans les airs. Avant de se casser, ses dents lui sectionnèrent net la langue. Elle atterrit sur le dos, plusieurs pas en arrière, et tenta de crier malgré le sang qui l’étouffait.

Denna regarda Richard. Un instant, il vit de la peur passer dans les yeux de la Mord-Sith.

Comment avait-il réussi ça sans que la magie l’arrête ? À voir l’expression de Denna, elle ne le savait pas non plus…

— Je l’avais prévenue, dit-il en soutenant le regard de sa maîtresse. Chose promise, chose due ! (Il sourit) Maîtresse Denna, merci de m’avoir sauvé la vie. J’ai une dette envers vous…

Denna le fixa un moment, puis se rembrunit et sortit de la pièce sans un mot.

Toujours pendu à la poutre, Richard regarda la princesse recroquevillée sur les dalles glaciales.

— Retourne-toi, Violette, dit-il, ou tu vas te noyer dans ton propre sang. Retourne-toi !

La fillette parvint à retirer la tête de la mare de sang qui s’élargissait sous elle. Puis des hommes entrèrent et se précipitèrent vers elle. Sous le regard de Denna, revenue avec eux, ils la soulevèrent du sol et l’emportèrent.

Richard se retrouva seul avec la Mord-Sith.

Les charnières de la porte grincèrent quand elle la referma du bout d’un doigt à l’ongle effilé.

En quelques jours, Richard avait découvert que Denna éprouvait pour lui une… tendresse… étrangement distordue. À sa façon de manier l’Agiel, il pouvait désormais connaître ses états d’âme. Souvent, alors qu’elle le tourmentait, il sentait qu’elle étouffait la compassion perverse qu’il lui inspirait. C’était de la folie, mais parfois, il le savait, elle exprimait ses sentiments pour lui en se montrant plus cruelle que jamais. Et ce soir, devina-t-il, il en irait ainsi.

Debout près de la porte, elle le regarda un long moment.

— Tu es un être comme on en rencontre rarement, Richard Cypher, dit-elle. Maître Rahl m’a conseillé d’être prudente, car les prophéties parlent de toi. (Elle approcha lentement de lui, plongea son regard dans le sien, et plissa le front, le souffle plus heurté que d’habitude.) C’était très impressionnant ! Et excitant au possible… Alors, j’ai décidé de te laisser partager ma couche.

Impuissant dans ses chaînes, Richard ne put rien opposer à cette nouvelle folie. Même s’il ignorait quel pouvoir s’était éveillé en lui, il tenta de l’invoquer. En vain.

Denna semblait sous l’emprise d’une force qu’il ne comprenait pas, comme si elle tentait de trouver le courage de faire une chose qu’elle redoutait tout en la désirant. Son souffle s’accélérait, soulevant sa poitrine, alors qu’elle sondait son regard. Stupéfait, Richard découvrit une réalité que la cruauté de Denna lui avait jusque-là cachée. Cette femme était séduisante ! Belle à couper le souffle ! Désirable à s’en damner !

Était-il en train de devenir fou ?

Troublé et bizarrement inquiet, il la regarda prendre lentement l’Agiel entre ses dents. Voyant ses pupilles se dilater, il devina qu’elle souffrait atrocement. Livide et un peu tremblante, elle inspira à fond. Puis elle lui mit une main sur la nuque et lui poussa la tête en avant. Ses lèvres s’approchèrent des siennes pour un baiser passionné durant lequel, pour la première fois, ils partagèrent la douleur de l’Agiel, qu’elle continuait à tenir avec sa langue. La Mord-Sith se pressa contre lui, ondulant comme un serpent.

Le corps de Richard n’était plus qu’un océan de souffrance. Il aspirait un air sorti des poumons de Denna, et elle faisait de même. Elle était devenue son souffle et lui le sien. Et la souffrance lui faisait tout oublier, à part cette femme, dont la présence envahissait son esprit. Entendant ses gémissements, il comprit qu’elle souffrait au moins autant que lui. Sur sa nuque, les doigts de Denna se refermèrent pour former un poing. Elle gémissait de douleur, les muscles tétanisés. Et cette tempête faisait rage dans leurs deux corps.

Sans comprendre pourquoi, Richard répondit au baiser avec une passion et une sauvagerie identiques à celles de sa maîtresse. Toutes ses perceptions distordues par la souffrance, il n’avait jamais embrassé personne avec une telle lubricité. Il aurait tout donné pour qu’elle arrête ! Lui, il en était incapable.

Le mystérieux pouvoir se manifesta de nouveau. Il tenta de s’en emparer, mais il lui échappa et s’évanouit.

Denna pressa plus fort ses lèvres sur les siennes, l’Agiel entre eux, leurs dents frottant quand même les unes contre les autres. Elle se pressa davantage contre lui et enroula une jambe autour de la sienne, comme accrochée à lui.

Les gémissements d’angoisse de Denna devenaient de plus en plus désespérés et la serrer contre lui déchirait les chairs de Richard. Sentant qu’il allait perdre conscience, elle s’écarta de lui sans lui lâcher les cheveux. Des larmes dans les yeux, elle fit rouler l’Agiel dans sa bouche et le mordit, tremblante de douleur, comme pour prouver qu’elle était plus forte que lui.

Levant lentement la main, elle retira l’instrument de torture de ses lèvres. Les yeux révulsés, elle chercha sa respiration. Des larmes de douleur – mais pas seulement – ruisselaient sur ses joues.

La Mord-Sith donna à Richard un autre baiser dont la tendresse et la douceur le stupéfièrent.

— Nous sommes liés, murmura-t-elle. L’Agiel nous a unis. Je suis désolée, Richard… (Elle essuya ses larmes d’une main tremblante.) Pardonne-moi tout ce que je vais te faire… Tu es mon partenaire, pour la vie…

— S’il vous plaît, maîtresse Denna, dit Richard, ébahi par la compassion de la Mord-Sith, laissez-moi partir ! Au moins, aidez-moi à arrêter Darken Rahl. Si vous faites ça, je jure de rester près de vous jusqu’à la fin de mes jours. Même si la magie ne me retient plus, je ne vous quitterai jamais !

Denna lui posa une main sur la poitrine pour ne pas vaciller.

— Crois-tu que j’ignore ce que tu endures ? Ton dressage, puis ta servitude, dureront quelques semaines. Ensuite, tu mourras. Une Mord-Sith est « formée » pendant des années. Tout ce que je t’ai infligé, et bien plus que ça, je l’ai subi des milliers de fois. Mon premier maître m’a prise dans son lit à quinze ans, après m’avoir dressée depuis que j’en avais douze. Je n’arriverai jamais à être son égale en matière de cruauté, ni dans son art de maintenir quelqu’un en équilibre sur le fil qui sépare la vie de la mort. Il m’a tenue sous sa coupe jusqu’à mes dix-huit ans, quand je l’ai tué. Pour ça, j’ai subi l’Agiel tous les jours pendant deux ans. Cet Agiel-là, celui avec lequel je te tourmente. On me l’a remis quand je fus nommée Mord-Sith. L’utiliser est ma seule raison de vivre.

— Maîtresse Denna, je suis désolé… souffla Richard.

— Et tu le seras encore plus bientôt ! dit Denna, le regard de nouveau dur comme l’acier. Personne ne viendra à ton secours. Et moi non plus ! Tu découvriras qu’être le partenaire d’une Mord-Sith n’apporte aucun avantage, et décuple la douleur…

Richard ne broncha pas, abattu par l’énormité de tout cela. Comprendre un peu mieux sa tortionnaire augmentait son désespoir. Il n’avait plus une chance de s’en tirer. Désormais, il était le compagnon d’une folle !

— Pourquoi as-tu fait ça à la princesse ? demanda Denna, son sourire retrouvé. Tu devais te douter que je te punirais…

— Maîtresse Denna, qu’est-ce que ça change ? Vous m’auriez torturé de toute façon. Et je ne vois pas ce que vous pourriez me faire de plus…

— Mon amour, tu manques d’imagination !

Elle saisit la boucle de la ceinture de Richard et entreprit de l’ouvrir.

— Il est temps de te faire mal à de nouveaux endroits… Et de voir un peu de quel bois tu es fait ! (La lueur qui passa dans le regard de la Mord-Sith fit frissonner Richard.) Merci, cher amour, de m’avoir donné un prétexte pour te choisir. Je n’avais jamais utilisé l’Agiel ainsi avec quelqu’un, mais j’ai subi ça assez de fois. C’est ce qui m’a brisée quand j’avais quatorze ans. Ce soir, mon cœur, ni toi ni moi ne dormirons…

La première Leçon du Sorcier -Tome 1
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